Attentats dans un pays déchiré

José Fontaine, le .

Les attentats du 22 mars, ont avivé les divisions d’un pays unanime à les condamner. Heurté par les attaques internationales contre la Belgique pour son intervention armée au Congo en 1960, j’avais été surpris que, quelques mois plus tard, la grève du siècle remette en cause le consensus national. Je me disais (marxisme simpliste), que les ouvriers ne ressentaient pas la même chose que la petite-bourgeoise. Erreur.

Le malheur du pays déstabilise le gouvernement

Un pays frappé par le malheur est mûr pour des ruptures, des bouleversements. La révolution au Nicaragua a été favorisée par un tremblement de terre. Francine Kinet montre que les erreurs d’Eyskens au Congo en 1960 lui avaient fait perdre sa crédibilité dans toutes les classes sociales (le résumé de ce travail est consultable sur le site de Toudi sous le titre : Une thèse inédite sur 60-61). Il y ajouta un programme d’austérité ! Une grève générale devenait possible. Elle finit par se limiter à la Wallonie. Son échec a malgré tout inauguré le fédéralisme, une période de progrès. Et rendu prudents les amateurs d’austérité. La crainte d’un nouveau 60-61 hantait les esprits. L’affaire Dutroux n’a pas eu d’effets aussi profonds, le gouvernement Dehaene d’alors (1996), étant plus équilibré.

Charles Michel est minoritaire en Wallonie. Trois des cinq ministres wallons ont soit été en difficulté (Marghem), soit contraints à la démission (Galant, Jamar). Le sixième ministre MR, le Bruxellois Reynders, est le seul francophone qui détienne un des pouvoirs régaliens : la diplomatie. L’intérieur (Jambon), l’armée (Vandeput) et les finances (Vanovertveldt) vont à des ministres de la droite flamande dure NVA (la gauche flamande est également absente du gouvernement) et la Justice va au CD&V (Geens). L’hypothèque NVA pesait sur le gouvernement Di Rupo, légèrement minoritaire en Flandre. Maintenant c’est celle du Vlaams Belang qui pousse Jambon à des déclarations islamophobes mensongères après celles anti-bruxelloises de novembre ne visant pas que les gens d’origine maghrébine. La Région bruxelloise s’est défendue parce qu’elle en a les moyens au point de mettre sur pied un Conseil régional de Sécurité, certes officieux dont on a peu expliqué qu’il s’imposait avec un gouvernement assez étranger à Bruxelles, voire hostile.

Une population mécontente mal relayée par les médias francophones

Le 23 novembre 2015, Béatrice Delvaux écrit dans Le Soir à propos des erreurs de communication sur la menace terroriste : « La palme de l’indigence revenait cependant aux syndicats (de cheminots) qui ont maintenu leur mot d’ordre de grève en Wallonie. Mais ce soir, cela ne mérite pas plus d’une ligne. » Jean-Jacques Jespers (Préjugés de classe et ligne éditoriale dans Politique, janvier-février 2016) cite la réplique de Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la CNE-CSC, le lendemain : « Une presse au garde-à-vous, surexcitée d’être dans une ville en guerre (sans la guerre...) […] et voilà que se libère la haine de classe d’une moyenne bourgeoisie diplômée mais sans mémoire ni vision... » Le Soir et La Libre Belgique fustigent les contrôleurs aériens le 13 avril, inquiets de « l’image de la Belgique » voyant leur grève comme « détestable et irresponsable ». Qui les croira ? Ils sont opposés à toutes les grèves dans la capitale de l’« Europe », de cette UE qui impose, par les traités TSCG et MES, pour les 20 ans à venir, d’interminables politiques d’austérité alors qu’en Wallonie et à Bruxelles, on compte 30% d’enfants sous le seuil de pauvreté. Et on va renforcer les sanctions pour les usagers du CPAS.

Deux blocages en Wallonie

J’ai été bloqué des heures durant en Wallonie le 1er avril par les transporteurs. Tout aussi ennuyés que moi, les usagers de la route ne voyaient pas cela sans sympathie. Aussi circonscrites que soient leurs revendications, elles suscitaient une vraie compréhension, bien au-delà de leurs intérêts professionnels. Elle aura le mérite d’hypothéquer les menaces législatives pesant sur le droit de grève suite à une action semblable de la FGTB à Liège en octobre 2015. À laquelle on a attribué, même à la RTBF, un puis deux morts, sans aucune preuve. Ce qui a surpris après ce 1er avril, ce n’est pas tellement la réaction brutale du ministre Jambon à l’encontre des transporteurs, mais que les responsables politiques wallons soulignent que le maintien de l’ordre n’était pas de leur compétence. C’est exact, mais les autorités régionales à Bruxelles, avec le même statut constitutionnel qu’en Wallonie, sont associées étroitement aux mesures prises par le fédéral. Pour un Philippe Destatte, le gouvernement wallon n’assume pas là son rôle.

Islamophobie

On a trop mis en cause la formule pourtant éclairante d’Olivier Roy sur le djihadisme (« c’est plus une islamisation de la radicalité que du radicalisme islamiste »), mais, comme Corinne Torrekens le dit (Comprendre le basculement dans la violence djihadiste, dans La Revue nouvelle, n° 89, 2015), qui se réfère aussi à Roy, cette formule, si on la nuance, analyse bien ce qui s’est passé à Paris et à Bruxelles. Penser que ces individus ont cherché une sorte de sens à leur vie en se faisant exploser n’implique aucune complaisance. Hans Magnus Enzensberger dans son essai de 2006 paru chez Gallimard Le Perdant radical, essai sur les hommes de la Terreur les qualifie de « perdants radicaux » répondant aux mêmes caractéristiques que ceux qui provoquent un carnage sur un campus universitaire ou une école, c’est-à-dire des hommes à la recherche du bouc émissaire, mégalomanes et assoiffés de vengeance, chez qui s'allient obsession de la virilité et pulsion de mort. Un assemblage fatal qui, en définitive, les conduit, quand ils se font exploser, à se punir et punir les autres de leur propre échec. Dans la tradition de toutes les grandes spiritualités, religieuses ou non (comme celle de la Résistance durant le second conflit mondial), il n’y a d’acte héroïque que celui dont la finalité demeure la Vie, y compris celle de celui qui, en fonction de ce qu’il poursuit – la liberté de la patrie chez les Résistants –, est amené à devoir accepter de mourir, sans que cette mort ne le fascine ni qu’elle ne soit la cause directe de celle des autres. Si un Jacques Bingen se suicide lorsqu’il est repris par la Gestapo en mai 1944, c’est pour éviter de parler sous la torture, livrant des secrets dangereux pour les siens.

Personne ne nie aujourd’hui qu’il existe de très très graves dérives religieuses comme l’intégrisme présent dans toutes les religions, islam et christianisme compris. De là à stigmatiser toute une communauté en prétendant qu’une « part significative » (Jambon) d’entre elle se serait réjouie des attentats… Pour ce qui est des personnes d’origine arabo-musulmane, il s’agit en outre de gens discriminés, voire même exclus. En outre, comme Jean-Marc Ferry ou Habermas l’ont montré, l’idéologie dominante (celle de l’Union européenne), bien que largement considérée comme acceptable, critiquée surtout politiquement (trop peu), doit l’être aussi au même niveau philosophique que les intégrismes. Certes, cette idéologie ne tue pas directement. Mais comme le dit Roger Monjo (Roger Monjo, Laïcité et société post-séculière, dans Tréma [En ligne], 37, 2012), elle provoque « de profondes pathologies sociales ». Mixte de scientisme, d’économisme et de technicisme, pense-t-il, elle n’offre aucun point d’appui pour combattre ces pathologies sociales (« Dérégulons et que le meilleur gagne » dit la patronne de Belgacom). Elle renvoie « chacun et d’abord les plus faibles et les plus démunis à un face-à-face solitaire avec elles. » La science ouvre à des perspectives extraordinaires (et salutaires), comme les biotechnologies, la maîtrise de l’énergie. Mais elle se retrouve, face à la crise climatique ou la possibilité de fabriquer du vivant, en face de problèmes qu’elle ne peut résoudre à elle seule. Et, poursuit Monjo, nous sommes « dans un monde marqué, par ailleurs, par l’épuisement de tout mouvement révolutionnaire, messianique ou utopique, fondé sur une philosophie de l’histoire (et du progrès) largement partagée... » Gilbert Achcar (La religion peut-elle servir le progrès social ? dans Le Monde diplomatique de juin 2005) rappelle qu’en Amérique latine et au-delà, marxisme et théologie de la libération se sont donné la main. Il détaille aussi les pierres d’attente d’un islam pouvant être progressiste. L’article entier, très éclairant, est accessible sur la toile.

Non à la guerre extérieure, non à la guerre intérieure

Quand Obama déclare le soir des attentats de Paris – « C’est une attaque contre l’humanité et les valeurs que nous partageons » – j’ai du mal à le croire. Les gouvernements européens peu capables d’indépendance depuis de Gaulle, ont mené des opérations militaires insensées dans les pays arabo-musulmans ces deux dernières décennies. Les deux guerres d’Irak surtout. La Belgique et l’Allemagne ont refusé de participer à la première. Rejoints par la France et le Luxembourg pour la deuxième. Il y a eu des millions de morts (Nafeez Ahmed, Middle East Eye, 8 avril 2015, Le Soir du 4 avril 2015 etc.), dont des centaines de milliers d’enfants irakiens privés de médicaments et de nourriture après 1991 (sources : UNICEF notamment). Quel Européen attaché à la démocratie (et aux États-Unis qui permettent la montée d’un Sanders), peut accepter qu’un Président américain lui dise (Paris), qu’il partage les mêmes valeurs ou qu’il faut rester unis (Bruxelles). Unis pourquoi ? Pour continuer les guerres partout dans le monde ? Ou chez soi, après avoir enlevé aux Parlements la prérogative essentielle du contrôle de de la politique budgétaire ? Contre le droit du travail, contre la démocratie économique (privatisation des services publics) ? Contre la Sécu, avancée sans précédent dans toute l’histoire humaine ? Un grand mouvement social pourrait renverser le gouvernement fédéral.

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