Comment on étouffe le syndicalisme

Nous avons voulu, dans ce texte, illustrer la méthode de cloisonnement utilisée par le patronat pour diviser les travailleurs, affaiblir la force et l'action syndicale au sein des entreprises. Dans les exemples qui suivent, les entreprises concernées ne sont pas explicitement nommées. Les cas cités sont néanmoins authentiques.

Dans l’entreprise A., il y a une vieille tradition syndicale. Au fil des décennies, les travailleurs y ont acquis de nombreuses améliorations de leurs conditions de travail, confirmées par des conventions collectives. Ainsi l’employeur ne peut pas faire appel à des contrats de travail à temps partiel ; il y a des barèmes salariaux d’entreprise ; les travailleurs ont une garantie d’emploi, un 14ème mois, de meilleurs remboursements de leurs frais de déplacement que ceux prévus par la loi. Tout cela embête l’employeur, qui cherche une meilleure rentabilité et à économiser le coût de ces avantages. Il prétend « ne plus être compétitif ». Mais il sait que les travailleurs sont prêts à défendre âprement leurs acquis. Que fait-il ? Lors du renouvellement des conventions d’entreprise, il se propose de créer un nouveau statut, pour les nouveaux engagés à venir. Ce statut sera le minimum prévu par la loi et les conventions sectorielles, sans aucun des avantages convenus au niveau de l’entreprise. En échange, il garantit de ne pas remettre en cause les avantages acquis par les travailleurs déjà en place. Et, étonnamment, une majorité des travailleurs accepte ce « deal », préférant la garantie de leurs avantages à la solidarité avec leurs futurs collègues. Ils s’économisent ainsi surtout les combats à mener pour défendre leurs conditions de travail et l’égalité entre tous les travailleurs. Sauf qu’ils oublient que, même à considérer les choses dans une perspective individualiste, il deviendra de plus en plus dur de justifier, au jour le jour, les différences de traitement entre collègues faisant le même travail, et que la pression sur les « anciens » mieux lotis va vite devenir difficilement soutenable.

Pour l’employeur, l’affaire est dans le sac. Il empoche la disparition, progressive certes, des avantages acquis, et la perspective, s’il peut se donner dix ou vingt ans, d’une entreprise débarrassée de ses conquêtes syndicales. A terme, une telle évolution tue aussi toute possibilité d’action et toute force syndicale. Car comment envisager de mobiliser tous les travailleurs de l’entreprise sur la défense de certains intérêts, dès lors que ces intérêts ne seront plus partagés par tous, mais seront uniquement ceux de certains « privilégiés » ? J’entends déjà la réponse du crémier à la crémière : « Vous avez accepté que les nouveaux travaillent sous un sous-statut ; ne venez pas maintenant nous demander de nous mobiliser pour défendre votre droit à ces avantages que vous nous avez refusés. »

Pour le patronat toutes les failles sont bonnes pour fissurer le front commun des travailleurs

Ce faisant, ce directeur ne fait que reproduire ce qu’il a vu chez B., une grosse entreprise publique de distribution de courrier. Alors que les agents de cette entreprise travaillent sous le statut de fonctionnaire, statut assorti de conditions de travail négociées et cadenassées, l’employeur a pu obtenir la création d’un nouveau statut d’agent auxiliaire. Concrètement, celui-ci réalise les mêmes tâches que les autres agents, mais sous le statut de contractuel (moins protecteur), et dans des conditions de travail minimalistes, dégradées à tous points de vue. Ce genre d’accord n’est pas une exception. A croire que les employeurs, depuis le niveau des fédérations patronales jusqu’à celui des entreprises, ont compris le mécanisme et se coordonnent pour le mettre en œuvre.

L’employeur E. adopte une stratégie légèrement différente, mais reposant sur le même principe. Ainsi il crée, à côté de sa société, une deuxième entreprise. C’est via cette nouvelle entreprise, à laquelle ne s’appliquent juridiquement pas les conventions collectives négociées dans la première, qu’il engage ses nouveaux travailleurs, sans le bénéfice de ces conditions, et aux minima légaux. L’ancienne entreprise devient un « enclos à dinosaures », regroupant les anciens travailleurs jouissant des meilleures conditions de travail, mais dont le groupe ne croîtra plus. Il ne fera que diminuer, au fur et à mesure des départs naturels. Avec eux s’éteignent les conquêtes sociales gagnées dans le passé. Un mouroir pour les avantages sociaux.
Ce mécanisme n’épargne pas non plus la concertation sociale au niveau national. Lorsqu’il s’est agi, en 2013, de revoir les préavis de licenciement, sous prétexte d’unifier les statuts des ouvriers et employés (unification qui n’est toujours pas faite), les nouvelles règles moins avantageuses pour les employés n’ont été valables que pour les nouveaux contrats. Les anciens bénéficiant de mesures de transition les épargnant dans les grandes lignes.

Le gouvernement l’a bien compris : lorsqu’il s’agit de retarder l’âge de la pension, il organise la transition sur une dizaine d’année et préserve les classes d’âge les plus proches de la pension. Lorsqu’il veut faire disparaître le statut de fonctionnaire, il n’attaque pas le statut des fonctionnaires déjà nommés. Il préfère annoncer qu’il n’en nommera dorénavant plus de nouveaux. Tous les nouveaux agents publics seront engagés sous le statut de contractuel. Ainsi le statut de fonctionnaire disparaîtra progressivement, avec le départ des anciens. Dans un horizon de vingt ou trente ans, il n’y aura plus de fonctionnaires.

Diviser les travailleurs, pour éviter qu’ils s’unissent dans la lutte. Créer des différences pour organiser le dumping et la concurrence entre eux. Cette tactique a toujours été celle des employeurs. Ceux-ci ont bien compris qu’attaquer frontalement les conditions de travail menait au conflit social dur. Les travailleurs dont on veut raboter les conditions de travail existantes réagissent. Mais ces mêmes travailleurs ne réagiront pas aussi vivement, voire pas du tout si ce sont les conditions de travail d’autres travailleurs qui sont attaquées, a fortiori si ce sont celles de travailleurs futurs. Finalement, si je ne perds rien, pourquoi m’embarquer dans un conflit ? Sauf que, si certains travailleurs bénéficient encore aujourd’hui d’avantages sociaux, c’est parce que d’autres se sont battus avant eux pour qu’ils en profitent. Et il ne leur appartient pas de profiter de l’héritage sans le transmettre dans un état au moins aussi bon.

La solidarité collective comme seul rempart efficace pour défendre les droits individuels

Certains diront que c’est de l’individualisme, que c’est dans l’air du temps. On se défend soi-même, mais plus son voisin, encore moins le futur collègue qu’on ne croise pas encore dans les couloirs. Sauf que cet individualisme est à courte vue. Car comment croire qu’on pourra demain continuer à défendre des avantages qui ne seront plus que ceux d’une minorité vieillissante ? L’inégalité des conditions va dresser les travailleurs les uns contre les autres. Et finalement l’employeur pourra d’autant plus facilement dénoncer les vieux avantages acquis, que cette fois ce sera la majorité qui n’en bénéficie pas qui ne bougera pas pour défendre les anciens.

Ce n’est évidemment pas comme ça qu’il faudrait voir les choses. Et c’est la responsabilité des organisations syndicales de partir en guerre contre ces évolutions, même contre le réflexe individualiste ou la tentation de facilité de leurs affiliés. Si la loi interdit que l’on engage un agent public sous un autre statut que celui de fonctionnaire, il y a une bonne raison pour cela : maintenir l’égalité des conditions de travail et la cohésion de groupe. Pourquoi tolérer, au fil du temps, que ce principe soit écorné et finalement totalement violé ? La leçon est claire : les conquêtes sociales ne sont défendables que dès lors qu’elles sont un droit pour tous et pas le privilège d’un sous-groupe. Il doit y avoir égalité des conditions de travail entre tous les travailleurs d’une même entreprise, d’une même fonction ou niveau de fonction. Tolérer l’inégalité des conditions à travail équivalent, c’est commencer le dé-tricotage de ces conditions de travail.

A travers toutes ces évolutions il faut bien voir que ceux qui, in fine, paient toujours l’addition, ce sont les jeunes travailleurs à venir. Pour eux, bientôt, plus de statut de fonctionnaire, recul de l’âge de la pension et modification dans son calcul, suppression généralisée des avantages extra-légaux, flexibilisation accrue, généralisation des sous-statuts comme faux-indépendant, flexi-jobs, etc. Quelles conditions de travail préparons-nous pour ceux qui bientôt prendront la relève ?
Nous sommes tous responsables des conditions de travail que nous préparons pour les jeunes travailleurs qui nous suivent. Tolérer que ceux-ci entament leur carrière dans de moins bonnes conditions que celles dont nous avons profité est dramatique. C’est aussi ouvrir la voie à un conflit entre les générations. Nos enfants nous reprocheront avec raison d’avoir profité de relativement bonnes conditions de travail et d’avoir négocié notre tranquillité en fin de carrière au prix du détricotage de leurs conditions de travail.

La théorie « on ne change pas les règles en cours de contrat » est à ce titre abjecte. Elle est invoquée pour défendre qu’on ne rabote pas les conditions de travail en cours de contrat, ce qui est louable ; mais elle suppose aussi qu’on pourrait accepter de diminuer les conditions de travail si on le fait au moment de conclure un nouveau contrat de travail. La notion de «contrat» renvoie par ailleurs à une relation individuelle entre chaque travailleur et l’employeur, qui n’a jamais été et ne peut pas être la perspective syndicale. Une autre variante est celle de ceux qui ne veulent pas défendre leurs collègues moins bien lotis sous prétexte « qu’ils savaient à quoi s’en tenir au moment de l’engagement ». Comme si on avait le loisir, comme travailleur individuel, de négocier quoi que ce soit à l’engagement. Toute conquête sociale ne peut s’obtenir que par une mobilisation collective, et par conséquent son résultat doit être collectif, et donc valable équitablement pour tous. L’égalité est la condition de base d’une lutte collective. Les droits conquis ne restent acquis que s’ils restent égalitaires et si tous les travailleurs restent mobilisés pour les défendre.

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