La santé, un enjeu social (et donc politique) majeur !

Le mouvement des « mardis des blouses blanches » (actions de sensibilisation tous les mardis menées par le personnel soignant), entamé depuis juin 2019 et qui a culminé dans une grève nationale en front commun le 24 octobre, peut se féliciter d’une belle victoire : le vote par le Parlement ce 21 novembre d’un fonds de 400 millions € sur base annuelle destiné à l’amélioration des conditions de travail du personnel infirmier.

Certains se demandent pourquoi un tel accord « ad hoc » traitant d’un secteur particulier et s’il ne faudrait pas une réflexion plus en profondeur et un plan de sauvetage pour l’ensemble des services publics en souffrance, comme ceux de la justice et des transports publics.

Cela démontre néanmoins que le secteur des soins de santé est particulièrement sensible. La santé n’est-elle pas le bien le plus précieux ? Nous sommes tous potentiellement patients. Bien des soucis deviennent très relatifs lorsque la santé n’y est plus. Ne sommes-nous pas égaux devant la maladie ? En fait, pas tout-à-fait, l’espérance de vie réduite des personnes ayant exercé un métier pénible est bien connue. Sommes-nous par ailleurs égaux dans l’accès aux soins ? Certes non, mais face aux progrès de la médecine, et à l’augmentation fulgurante de ses coûts, l’inégalité menace de devenir bien plus importante encore s’il n’y a pas une réappropriation démocratique du sujet.

 

Un débat universel

Le fonctionnement du National Health Service (NHS – service national de santé) au Royaume-Uni a été un enjeu au cœur du Brexit, pour le meilleur et pour le pire. Il a été utilisé tant par les tenants du Brexit, lors de la campagne de 2016 sur le referendum, en faisant la promesse fallacieuse que les montants que le pays ne payerait plus à l’Union Européenne pourraient servir à refinancer le système de santé. Et il a aussi été mis en avant lors de la dernière campagne électorale (législatives du 12 décembre 2019), par le parti travailliste, argumentant qu’un Brexit de droite, mené par les conservateurs pourrait mettre en péril le NHS en plaçant ce service public en concurrence avec les systèmes privés à travers les futurs accords de libre-échange qui devraient remplacer le commerce avec l’Union. Si l’argument n’a pas fait gagner les travaillistes, il est certain que le bon fonctionnement du système de santé public est un enjeu politique majeur dans ce pays.

 

Une part significative de l’activité

Les statistiques indiquent que si dans des pays comme la Belgique, la France et l’Allemagne, les dépenses de santé correspondent à un peu plus de 11% du PIB, cela monte à plus de

17% aux Etats-Unis.

On comprend les enjeux :

1.- Le secteur de la santé constitue une part très importante de l’activité dans la société. Outre qu’il sert d’évidence l’intérêt public, il est aussi un pan économique très important, s’agissant tant des professionnels de la santé que des entreprises médicales et pharmaceutiques. Dans ce secteur, à côté des nombreux travailleurs dont l’activité est pénible et le devient de plus en plus (charge de travail, charge émotionnelle, horaires difficiles, pénuries, faible valorisation, …), il y a aussi une part de prédation économique (salaires exorbitants de certaines professions spécialisées, politique tarifaire des médicaments, faible taxation des entreprises pharmaceutiques) et de jeu émotionnel. Certains jouent sur le fait que « pour la santé on ne compte pas » ou que « une vie n’a pas de prix » pour s’enrichir, alors qu’on joue pour les autres sur l’argument de la vocation et de l’utilité sociale « Tu ne seras pas bien payé, c’est pénible et usant mais c’est un métier dans lequel tu te sentiras utile ». Si les uns sont payés en millions €, les autres sont payés d’un « sourire du patient ».

2.- Ce secteur juteux est, dès lors, la cible des intérêts capitalistes. Le secteur est non seulement d’un excellent rapport financier, mais c’est aussi l’un des quelques secteurs dont la croissance est certaine, tenant compte du vieillissement des populations occidentales solvables. On a déjà bien parlé du baroud financier de quelques gros groupes sur le secteur des maisons de repos, avec à la clef une explosion des coûts et un souci de plus pour nos aînés : pourront-ils trouver une maison de soin payable avec leur pension ?

Et ce d’autant plus qu’il s’agit d’un secteur très largement subsidié par les pouvoirs publics. Quoi qu’il théorise en matière de rôle de l’Etat et d’alternative public/privé, le capitalisme n’aime rien autant que s’abreuver de ressources publiques, c’est le marché le plus facile et souvent le plus juteux !

3.- Les développements de la médecine vers des thérapies de pointe spécialisées et très coûteuses (plutôt qu’une politique de santé publique visant à d’abord garantir des conditions de vie saines pour tous) crée un enjeu fondamental en termes d’égalité et de définition de l’intérêt général. Qui pourra bénéficier d’une intervention ou d’une thérapie hors de prix ? Quel sens à s’acharner sur le cancer d’un patient très âgé quand d’autres passent leurs nuits dehors, dans le froid, la crasse et l’humidité, avec pour seule perspective l’alcoolisme, la gale et la malbouffe ?

 

Des débats tabous

S’il y a bien un domaine où se posent des questions fondamentales, que personne ne veut soulever et où règne le non-dit, c’est bien celui de la santé.

Soyons provocants, et jetons en pâture quelques questions peut-être dérangeantes, pour forcer le débat :

*Il est régulier que l’actualité se fasse l’écho d’un jeune enfant atteint d’une maladie rare, qui pourrait survivre au prix d’une thérapie extrêmement coûteuse. La sécurité sociale ne rembourse pas ce traitement, mais suite à l’émoi public, intervient néanmoins. Bien sûr, on doit d’abord et avant tout se demander pourquoi ce traitement est si cher et réaffirmer qu’un médicament ne devrait pas être la propriété d’une entreprise privée, et que si on sait comment soigner ou soulager une maladie, c’est au public de s’approprier la formule et à la produire, au tarif le plus bas. On peut se demander si certaines firmes pharmaceutiques qui prennent ainsi en otage la vie d’êtres humains, ne jouent pas à amplifier la corde sensible pour forcer l’organisme de sécurité sociale à leur payer cher et vilain.

Mais on peut aussi se demander si certaines pathologies rares ne seront pas nécessairement toujours chères à prendre en charge (car elles nécessitent des frais de recherche et de production spécifiques, réparties sur un nombre réduit de bénéficiaires) ; et que si vraiment des limites doivent être mises aux dépenses (on devrait bien sûr mettre la priorité budgétaire sur la santé, mais comme aucun budget n’est illimité, il y a néanmoins toujours un choix qui devra être opéré dans une politique de santé publique, et un choix entre services publics), se pose inévitablement la question de s’il ne faut pas se résoudre à refuser certains traitements à quelques-uns parce que leur coût pourrait mieux servir à un plus grand nombre. Ainsi, faut-il payer un traitement de plusieurs millions pour une personne, et du coup augmenter le ticket modérateur de tous les autres, avec pour résultat que certains ne peuvent même plus se payer certains soins de base ?

* Qui décidera des critères pour un tel arbitrage ? ( Certaines firmes proposent le tirage au sort!). Faut-il mettre en critères et équations la valeur « sociale » d’une vie pour décider si le coût du traitement en vaut la chandelle ? C’est semble-t-il ce que font déjà certaines firmes pharmaceutiques qui prétendent facturer un traitement le prix que la société est prête à payer (en évaluant la valeur économique d’une vie ou de sa prolongation), plutôt que facturer le prix coûtant.

Aujourd’hui certaines décisions difficiles sont laissées au corps médical (par exemple si une intervention « vaut encore la peine » après un certain âge, arrêter ou pas une assistance artificielle à un patient en état végétatif), mais n’est-ce pas laisser une décision essentielle (la vie et la mort ; l’allocation des fonds publics) à l’arbitraire de quelques-uns, fussent-ils sages et spécialistes, et donc se laisser se développer l’inégalité devant les soins, car selon la philosophie de l’institution hospitalière, suivant le quartier et le milieu social du patient, il pourrait être soigné ou pas ? Et qu’on ne jette pas la pierre aux soignants, car le pouvoir politique a rarement pris ses responsabilités en la matière, comme en témoignent les retentissants procès relatifs à l’avortement ou l’euthanasie, et les décennies d’atermoiements avant de légiférer.

* Dès lors que le système public se refuserait à financer certaines interventions (maladies rares, interventions en fin de vie - c'est déjà le cas en France-, etc.), ne serait-ce pas ouvrir en grand la porte au secteur privé, qui offrira, bien sûr aux plus fortunés seulement, les interventions que le système public refuse ? Faut-il dès lors interdire au secteur privé de procéder à une intervention que le secteur public ne veut plus faire ? Au nom de quoi une telle atteinte à la liberté de se faire soigner si on en a les moyens ? Il y aura toujours un pays où les plus aisés pourront obtenir tout ce qu’ils voudront. Et dès lors une espérance de vie plus longue pour les plus riches.

Une question de démocratie

Les débats autour de la politique de santé doivent être menés. A défaut, on laisse s’établir des faits-accomplis, ce qui revient à abandonner la décision aux intérêts privés et à laisser la porte ouverte à une commercialisation de la santé, déjà bien perceptible. Ce serait aussi laisser s’aggraver un facteur d’inégalité sociale très important. L’égalité sociale ce n’est pas seulement la redistribution des richesses (qui est bien sûr essentielle aussi) ; l’inégalité devant la maladie, devant l’accès aux soins et devant la mort est tout aussi importante.

Ce sujet amène à penser au déficit démocratique. La démocratie est en question. Mais le problème ne se résume pas au débat institutionnel, comme au choix du niveau de pouvoir idéal (supranational, national ou local), ou de la question de qui représente le peuple (représentativité des élus, tirage au sort, etc.). Le problème est aussi celui des questions posées. On a un problème de démocratie (et dès lors d’égalité) lorsque les institutions qui doivent assurer la démocratie n’abordent pas ou insuffisamment certains problèmes. Par exemple lorsqu’on prend plus de temps à discuter de terrorisme ou de fraude sociale (des phénomènes somme toute relativement marginaux) qu’à parler de politique de santé.

* Permanent syndical CSC-United Freelancers

 

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