Jean-Pierre et Luc Dardenne, "Le jeune Ahmed"

Marc Pierret, le .

Formés à l’école du cinéma documentaire, Luc et Jean-Pierre Dardenne inscrivent leurs films dans la réalité sociale de leur pays. Marqués par les vagues d’attentats qui ont ensanglanté la France et la Belgique, comme toute l’Europe, les frères Dardenne s’attachent, dans leur nouveau film, à la question du radicalisme islamiste. Sans s’encombrer de considérations économiques ou politiques, le film ne vise ni à expliquer, ni encore moins à excuser le parcours criminel où s’est engagé Ahmed (Idir Ben Addi), un gamin de 13 ans déjà fanatisé dès le début du film.

Contrairement à d'autres films sur le même sujet, il s’agit moins de suivre un processus de radicalisation que de s’interroger sur la manière de sortir d’un endoctrinement religieux qui échappe à toute explication rationnelle. Les Dardenne se sont détournés d’une fiction à thèse sur l’embrigadement jihadiste. Pas de construction dramatique. Sans aucun manichéisme, le récit suit la fuite en avant du jeune garçon coincé dans sa certitude. Il ne prend jamais parti mais bouscule les consciences.

En toute sobriété, la caméra se concentre sur l’humain dans toute sa complexité en filmant un corps en mouvement tout entier tendu vers la mort. Ni mise en contexte, ni flash-back. Comme ils en ont l’habitude, les cinéastes font l’économie de plages musicales de nature à distraire le spectateur et affaiblir leur style direct et dépouillé. Pour ce qui concerne les acteurs, ceux-ci ont été recrutés par un large casting parmi des comédiens aussi bien non professionnels que professionnels, de préférence à peu près inconnus du public.

Constituant un entourage bienveillant mais impuissant, sa mère, ses éducateurs, essaient de ramener Ahmed du côté de l’humanité. Inès, sa professeure tente de l’arracher des griffes d’un imam salafiste, qui prétend le sauver du péché et de l’impureté qui contaminent le monde et lui ouvrir les portes du paradis. Il lui présente la personne de son cousin martyr tombé en Syrie, comme référence d’idéal de pureté et il persuade le garçon que la pédagogie d’Inès (Myriem Akheddiou) enfreint les préceptes religieux de l’islam. Il condamne fermement ce qu’il assimile à de l’apostasie. Sans directement pousser le jeune garçon à commettre l’irréparable, il lui fournit le cadre moral et religieux qui le permet.

Attentive et encourageante, Inès axe son enseignement de l’arabe, non pas sur le livre saint mais sur la langue usuelle des chansons populaires et dansantes, ce qui fait d’elle l’ennemie, l’infidèle, l’impure. Cette femme, par ailleurs, pleine de sollicitude et de sympathie pour son élève a, de surcroît, le tort de vivre avec un Juif. Tout cela suffit pour qu’Ahmed soit déterminé à l’égorger au nom de sa quête de pureté et de sa haine de l’impureté. Obnubilé par son idéologie obscurantiste, il prend les propos haineux de l’imam comme paroles du prophète et croit servir son idéal de pureté en poignardant la jeune femme.

Il se munit d’un couteau et passe à l’acte, assez maladroitement, mais le mal est fait, irréversible. Bientôt appréhendé, il est placé en centre fermé de « dé-radicalisation » puis dans une ferme associée au programme de réinsertion. La bienveillance de tout le personnel d’encadrement se heurte à un bloc de haine froide. À sa mère qui lui demande pourquoi il ne veut pas retourner à la ferme, il répond « parce qu'ils sont gentils avec moi, ce serait tellement plus commode de haïr les mécréants s’ils étaient méchants. »

En détention, l’existence d’Ahmed continue de s’écouler au rythme des cinq prières quotidiennes, des ablutions et prosternations, en décalage avec la vie quotidienne. Tous les efforts entrepris pour le ramener à la vraie vie se heurtent à un garçon buté, muré dans son fanatisme mortifère. On pourrait croire qu’il y a du changement dans ses attitudes : à la ferme, il caresse timidement un veau, mais on voit qu’il refrène ce geste. De même, on perçoit la même duplicité lorsque la fille du fermier qui n’est pas insensible au charme d’Ahmed lui chatouille la joue avec un brin d’herbe, il est gêné mais il se laisse faire. En réalité, c’est en vain que l’on tente de ramener du côté de l’humanité ce garçon qui suscite à la fois l’empathie et l’effroi.

Le film s’intéresse à la religion en prenant le phénomène au sérieux à travers l’idéalisme du fondamentalisme. A l’opposé d’un discours islamophobe, il révèle le risque que peut engendrer une religion lorsqu'elle est assumée de manière absolutiste, sans références alternatives, comme seul cadre, rigide et imperméable, de vie et de pensée. C’est le côté totalitaire à travers lequel certains proposent l'approche des religions qui est redoutable. « Les idéalistes sont très dangereux parce qu’ils veulent forger le monde à l’image de leur idéal » juge Jean-Pierre Dardenne.

La question du danger de récupération idéologique des faits d'actualité par l’extrême droite se pose inévitablement.

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