"En guerre"
"En guerre", film de Stéphane Brizé, soutenu par la musique de Bertrand Blessing, plonge le spectateur immédiatement au cœur du conflit qui oppose les salariés de Perrin Industrie à ses patrons. Le sujet est traité par des plans-séquences souvent heurtés et prend un aspect de documentaire. Réel et fiction cohabitent. Le grondement intérieur des manifs muettes est rythmé au son des percussions, cuivres et guitares. Ce chaos traduit la colère et la détermination des salariés à bout de nerfs. Cadré sans artifice, caméra à l’épaule, ce cinéma social mise tout sur l’humain, sans fioritures. Le décor dépouillé contribue à montrer des scènes épurées et efficaces. Pourquoi une entreprise florissante comme Perrin Industrie décide-t-elle de fermer le site d’Agent et de se débarrasser des 1100 travailleurs qui ont pourtant participé à son enrichissement? "En guerre" met en évidence, des points de vue irréconciliables.
Malgré les 18 millions de bénéfice engrangés l’année précédente, sous prétexte d’un manque de compétitivité et d’une rentabilité insuffisante, on délocalise la production vers des lieux où la main d’œuvre coûte moins cher. La direction accuse la mondialisation d’être à l’origine des résultats inférieurs aux attentes. Il s’agit, pour dire vrai, de rencontrer le souhait des actionnaires de vouloir encore gonfler leur marge bénéficiaire.
Comment agir? Un conseiller de l’Élysée appelé à la rescousse rappelle que la liberté d’entreprendre est inscrite dans la Constitution, une entreprise a donc le droit de commencer une activité industrielle et d’y mettre fin selon son bon vouloir et même, de refuser tout repreneur potentiel en prétextant n’importe quelle excuse. Cette manière de penser exclusivement en termes de profit oppose les chiffres au drame humain qu’elle provoque. La dimension humaine cède devant la dimension économique: un système cohérent du point de vue boursier mais inacceptable pour les salariés laissés sur le carreau.
Laurent, le leader syndical s’insurge : « Vous allez faire quoi de ces gens? On fait quoi de ces laissés pour compte? On ne fait pas n’importe quoi avec les gens sans défense! Vous avez donné votre parole et vous ne la tenez pas. Vous les avez trahis! » En effet, deux ans auparavant, les ouvriers avaient conclu un accord engageant l’entreprise au maintien de l’emploi pour cinq ans au moins en échange d’une modération salariale et d’un renoncement aux primes.
La société Perrin Industrie est née de l’imagination de Stéphane Brizé et de son coscénariste, Olivier Gorce mais il suffirait de remplacer ce nom par Goodyear, Continental, Whirlpool, Sanofi… Laurent Amedeo, jouée par Vincent Lindon est inspirée d’Édouard Martin qui avait pris la tête en 2009, de la lutte contre la fermeture des hauts-fourneaux de Florange. Vincent Lindon est le seul acteur professionnel parmi des amateurs qui interprètent ce qu'ils sont dans la vie réelle.
Pour se faire entendre, les ouvriers tentent de joindre la direction nationale de l’entreprise. Ils sollicitent l’appui du président de la République et de son conseiller économique. S’ils reçoivent un soutien moral du politique, rien de concret n’est proposé. C’est finalement un sentiment d'impuissance qui prévaut devant le traitement médiatique donné au sujet: les chaînes de télévision mettent en avant la violence des travailleurs en colère. Stéphane Brizé fait ici référence à l’épisode de la chemise arrachée du DRH d’Air-France, un fait largement diffusé par les medias puis sanctionné par la justice. L’agression du PDG allemand par des ouvriers à l’issue de leur rencontre avait mis fin au dialogue social et au soutien de l’Élysée. Que s’était-il passé dans les mois précédents pour que ces gens en arrivent à cet état de colère ?
Les chaînes de télévision présentent les faits en choisissant leur camp. Les faits de grève sont réduits à une entrave au travail. Pour justifier l’intervention violente des CRS, les ouvriers grévistes sont présentés comme des provocateurs et des casseurs. Les actionnaires et les patrons, parfaitement unis, sont déclarés dans leur bon droit par la justice. Une fois les recours épuisés, les travailleurs, en revanche sont réduits, à entreprendre des actions désespérées, qui peuvent se retourner contre eux. Ce n’est ni plus ni moins la lutte des classes qui est en œuvre. Dans le film comme dans la réalité, une partie du personnel, de plus en plus importante, se tourne vers un syndicat réformiste qui accepte la fermeture du site, mais s’attache à négocier une majoration des indemnités de licenciement.
Le mouvement se divise entre partisans d’une lutte jusqu’au bout pour maintenir l’emploi et faire annuler le projet de fermeture et ceux qui, découragés, exténués par des mois de lutte se rangent à l’idée de négocier avec le patronat. Malgré son obstination, Laurent Amédéo ne peut avoir gain de cause, la fermeture de l’usine est inéluctable. Rejeté par le clan des réformistes, il se rend en Allemagne pour s’immoler de manière spectaculaire sous les fenêtres du siège de l’entreprise.
Une fiction qui rencontrera sans doute un large public mais qui pourrait nous donner envie de revoir des documentaires tels que La saga des Conti de Jérôme Palteau, Comme des lions de Françoise Davisse, 1336, des hauts débats mais debout de Claude Hirsch et d’autres qui, rendant hommage à la lutte de travailleurs, donnent le courage de ne pas baisser les bras.