Cuba, ouragans et punitions
Alors que l’ouragan Oscar approchait de ses côtes, Cuba a connu le 18 octobre dernier une panne de courant géante qui a plongé dans le noir la quasi-totalité de sa population et ce, alors que le pays vit sa plus importante crise sociale, économique et alimentaire depuis le triomphe de la révolution. La vétusté de son réseau électrique, expression concrète du blocus criminel que connaît le pays, explique dans une large mesure ce dramatique épisode. C’est l’occasion de faire un peu d’histoire.
Elle vient de loin, de très loin même, la démarche colonialiste des États-Unis par rapport à Cuba. Leurs relations ont commencé à un moment où les deux pays vivaient des processus très contrastés. En 1898, l’île des Caraïbes menait sa lutte d’indépendance nationale contre le colonisateur espagnol tandis que les États-Unis, libérés du joug britannique, étaient en train d’achever l’expansion fulgurante de leur territoire par des moyens militaires ou non.
C’est ainsi qu’après la Louisiane prise aux Français, la Floride et Porto Rico aux Espagnols, le Texas et la Californie aux Mexicains, l’Alaska aux Russes, ils mirent le viseur sur l’île de Cuba, territoire particulièrement riche en canne à sucre et tabac et où des investisseurs étatsuniens avaient commencé à placer des sommes importantes dans l’intention de prendre le contrôle total. Le souci étant qu’à la différence avec d’autres territoires conquis, la petite Cuba était en pleine guerre contre un empire ibérique encore puissant. C’est dans ce « détail » que va naître un des grands paradigmes qui vont nourrir le justificatif de la longue histoire de l’impérialisme étatsunien. En effet, pour avoir accès au sucre cubain, il fallait alors chasser les Espagnols, leur faire la guerre. Pour la faire, il fallait obtenir le soutien du peuple américain de manière à justifier la campagne de conscription...
Naissance d’une rengaine
C’est ainsi que la notion du « droit-de-l’hommisme » est née avec, comme précieux instrument, les médias, la presse grand public d’alors. Il s’agissait de fabriquer le récit dénonçant « comment les puissants Espagnols massacraient les petits Cubains », avec les pages des journaux remplies de dessins toujours plus explicites (on pouvait faire dire aux dessins bien plus qu’aux photos) des souffrances, par ailleurs réelles, des victimes cubaines de ces « barbares » espagnols. La fameuse phrase du grand magnat de la presse d’alors, John Pulitzer, adressée à son dessinateur « Vous fournissez les images, et je fournirai la guerre », résumait bien la méthode [[1]]. Et la guerre Espagne-USA eut lieu en 1898 et s’acheva avec la victoire de ces derniers.
Dans ses mémoires, le président Théodore Roosevelt (1858-1919) grand inspirateur et animateur de cette guerre résumait ses raisons, avec un mélange de candeur et de cynisme : « Nos propres intérêts directs étaient très importants, en raison du tabac et du sucre cubains, et surtout en raison de la relation de Cuba avec le projet de canal isthmique [Roosevelt fait allusion au projet du canal de Panama. NdlR]. Mais nos intérêts étaient encore plus grands du point de vue de l'humanité. [...] Il était de notre devoir, encore plus du point de vue de l'honneur national que du point de vue de l'intérêt national, de mettre fin à la dévastation et à la destruction. En raison de ces considérations, j'étais favorable à la guerre [[2]]. »
Les armes s’étant tues, les troupes et les entrepreneurs yankees s’installent pour de bon dans le pays, reprennent les plantations de sucre et de tabac tout en continuant de réprimer, aussi durement que leurs prédécesseurs espagnols, les résistants cubains. Ils resteront pendant cinq ans bien que Cuba ait déclaré son indépendance et, en quittant l’île, obligent le nouveau gouvernement à signer « l’amendement Platt » qui leur donne expressément le droit d’intervenir dans les affaires cubaines si des problèmes d’instabilité politique ou des menaces à l’ordre constitutionnel ont lieu. Pour assurer ces « droits », ils décident, sans consulter les autorités cubaines (ces dernières ne firent qu’acquiescer), de s’installer dans la base navale de Guantanamo où ils sont toujours, dans le plus grand mépris de la souveraineté cubaine.
Révoltes et punitions
Tout ceci jusqu’à l’arrivée de Fidel, quand Washington comprit qu’elle allait désormais avoir à faire avec unindocile. Lorsque le dictateur Batista, leur protégé, fuit le pays en février 1959 prenant, avec sa clique rapprochée, plus de quatre cents millions de dollars dans les caisses de la Banque centrale cubaine, les États-Unis refusent de rendre cette somme. Plus tard, ce sont les raffineries Esso, Shell et Texaco qui refusent de raffiner le pétrole que Cuba avait pu acheter d’urgence à l’Union soviétique, et c’est alors que Fidel répond sans hésiter en les nationalisant, inaugurant la démarche rebelle qui allait imprégner pour toujours la diplomatie de son pays. Côté américain, même persévérance mais en sens inverse, c’est toujours l’esprit de prédation et la posture arrogante qui prédominent.
Le sous-secrétaire d’État Lester Mallory, chargé des Affaires interaméricaines du gouvernement des États-Unis, illustrera, avec une étonnante sincérité, le pourquoi et le comment de la politique des sanctions. Dans une lettre adressée le 6 avril 1960 au cabinet de la présidence intitulée « Le déclin et la chute de Castro ; principales considérations concernant l'actuel gouvernement de Cuba », il dresse un état des lieux suivi de quelques propositions.
Dans le premier volet il précise : « La majorité des Cubains soutiennent Castro (l'estimation la plus basse que j'ai vue est de 50 %) et il n'y a pas d'opposition politique effective. Fidel Castro et d'autres membres du gouvernement cubain épousent ou tolèrent l'influence communiste à un rythme incroyablement rapide. »
Puis, il passe aux recommandations : « Le seul moyen prévisible d'aliéner le soutien interne est le désenchantement fondé sur l'insatisfaction et les difficultés économiques. Il s'ensuit que tous les moyens possibles doivent être mis en œuvre rapidement pour affaiblir la vie économique de Cuba. Elle devra être le résultat d'une ligne d'action qui, tout en étant aussi adroite et discrète que possible,fait les plus grandes percées en refusant de l'argent et des fournitures à Cuba pour diminuer les salaires monétaires et réels, pour provoquer la faim, le désespoir et le renversement du gouvernement. Le principal élément de notre arsenal économique serait une autorité flexible dans la législation sur le sucre. Il faut s'y atteler d'urgence. Toutes les autres possibilités devraient également être explorées [[3]]. »
Ces recommandations furent suivies d’effet. Le 31 mars 1962, le président Kennedy supprimait brutalement la quote-part du sucre cubain sur le marché nord-américain (trois millions de tonnes). Les présidents ultérieurs feront de même, chacun à leur manière, avec la même obsession de punir ce petit pays récalcitrant.
[1] « The Press: I'll Furnish the War », TIME, October 27, 1947, voir:
http://content.time.com/time/magazine/article/0,9171,854840,00.html
[2] An Autobiography by Theodore Roosevelt
https://www.gutenberg.org/files/3335/3335-h/3335-h.htm
[3] Department of State, Central Files, 737.00/4–660. Secret https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1958-60v06/d499