Retour autoritaire à l’ordre néo-libéral en Argentine
Philippe Plumhans est un observateur attentif de l'Argentine, où il a séjourné à diverses reprises. Le Drapeau Rouge l'a rencontré pour en savoir plus sur l'évolution politique de ce pays depuis le dernier basculement politique, avec la victoire de la droite conservatrice et pro-atlantiste de Mauricio Macri sur le candidat péroniste (du Frente para la Victoria) Daniel Scioli.
Le Drapeau Rouge.- La politique de Nestor puis de Cristina Kirchner (2003-2015), paraissait assez solide et promise à durer. Comment expliques-tu la défaite du « kirchnerisme » ?
Philippe Plumhans.- Les raisons sont multiples : - la division du mouvement péroniste, dont l'aile droite s'est ralliée à l'actuel président ; - le choix comme candidat du Frente para la Victoria de Daniel Scioli, peu crédible dans ses engagements progressistes ; - l'incapacité de Cristina Fernandez de Kirchner (CFK) de rassembler la gauche non péroniste autour d'un projet national ; - la difficulté à contenir l’inflation ; - la chûte du prix des matières premières ; enfin, le harcèlement des médias qui, depuis des années, attaquent de manière particulièrement odieuse le gouvernement de CFK. Ces campagnes sales et la promesse d'un changement qu'apporterait Macri ont été déterminantes dans le choix des électeurs.
Le DR.- Est-ce que les forces progressistes se sont présentées unies ?
Ph. P.- Non, et même si électoralement elle représente peu de chose, la gauche de la gauche a préféré appeler à voter blanc plutôt que soutenir le candidat kirchneriste. On peut en partie les comprendre, vu le peu de fiabilité du candidat péroniste, mais la politique du pire est rarement bonne pour les plus faibles…
Le DR.- Quid du syndicalisme argentin? est-il toujours sous l'influence du péronisme ?
Ph. P.- Le péronisme n'est pas simple à définir mais on peut le comparer à une boîte vide qui construit son contenu à partir d'affrontements politiques et idéologiques au sein même du mouvement péroniste et de l'ensemble de la société, ce qui explique qu'il peut tout autant « produire » un président néo-libéral comme Carlos Menem dans les années 90 que des progressistes comme l'ont été les Kirchner.
Essentiellement péroniste, le syndicalisme argentin est très divisé, traversé de ces tensions qui lui font soutenir un courant soit progressiste soit réactionnaire de la société. Lors des dernières élections, le syndicat des camionneurs, un des plus puissants, s'est offert au plus offrant et a soutenu Macri, le candidat de l'oligarchie…
Le DR.- Quel a été le rôle de l'Église, des média, des militaires ?
Ph. P.- Même si Bergolio (le pape François) est péroniste, l'Église a été discrète dans la campagne électorale. Avec la reprise, voici dix ans, des procès pour les crimes commis sous la dictature, les militaires sont actuellement hors jeu, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne sont pas toujours là, et puissants… Quant aux médias, essentiellement le Groupe Clarin et La Nación qui représentent pas loin de 75% du paysage médiatique, leur pouvoir de malfaisance a été déterminant.
Le DR.- Le nouveau président Macri est en exercice depuis deux mois : peut-on déjà avoir de signes annonciateurs sur la nature de son régime ?
Ph. P. - Il n'a hélas pas fallu attendre deux mois pour voir quel type de politique se mettait en place ! Dès son investiture, le 10 décembre 2015, Macri procède par décrets, sans passer par la voie parlementaire, à la remise en place brutale du modèle néolibéral, en attaquant sur tous les fronts.
Au niveau politique : - constitution d'un gouvernement formé de ministres issus du monde de l'entreprise : Telecom, IBM, HSBC, Deutsche Bank, LAN, Shell, JP Morgan, Axion, etc. ; - gouvernement par décrets ; - état d'urgence décrété pour un an, au motif prétendu de la lutte contre le narcotrafic mais de manière beaucoup plus floue et dangereuse (qui rappelle la dictacture 76-83), contre les troubles à l'ordre public, etc.
Au niveau économique : - dévaluation de 40% du peso ; - suppression totale des taxes à l'exportation des productions minières et agricoles (sauf pour le soja qui bénéficie toutefois de taxes réduites) ; - suppression des taxes à l'importation ; - suppression du contrôle des taux de change ; licenciement de dizaines de miliers de travailleurs des services publics ; -augmentation de 70 à 700% du prix de l'électricité ; - paiement de la dette aux Fonds vautours (qui risque de coûter plus de 15 milliards de dollars aux finances publiques) ; - retour à l'endettement auprès du FMI ; etc.
Au niveau des libertés : - criminalisation des mouvements sociaux avec l'arrestation et l'emprisonnement arbitraire, depuis le 16 janvier, de Milagro Sala, députée du Parlasur et leader du mouvement Tupac Amaru ; - remise en cause de la loi des médias, votée en 2013 après 4 ans de débats, loi qui visait précisément à limiter le monopole de Clarin ; - licenciement de journalistes progressistes de la radio et de la télévision publiques ; - violences policières débridées, etc.
Le DR.- Que peut-on imaginer pour l’avenir ?
Ph. P.- Avec la fin des vacances d’été, on peut s’attendre à une forte réaction de la population. Le 24 février, une grève générale a mobilisé des milliers de personnes dans toutes les grandes villes du pays, grève et manifestations contre les licenciements massifs et la politique sécuritaire qui se met en place. Ici, il faut commencer à être attentif à ce qui se met en place en Argentine et plus largement en Amérique latine. Or quand ils ne font pas de la désinformation, le silence de nos médias sur le sujet est assourdissant…