Maurice LEMOINE, Venezuela. Chronique d’une déstabilisation
Ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, Maurice Lemoine[1] est incontestablement un des meilleurs spécialistes de l’Amérique latine. En 2015 déjà, il avait consacré un ouvrage, crucial par la profondeur de ses analyses, à l’histoire des multiples coups d’état qui, à l’instigation des Etats-Unis, ont renversé des gouvernements progressistes dans cette région du monde qui apparaît souvent comme un laboratoire de projets politiques solidaires et émancipateurs[2]. Cette fois, c’est à une immersion dans le Venezuela de Hugo Chavez et Nicolas Maduro que nous invite M. Lemoine, présentée comme une chronique qui, quasiment jour après jour, détaille l’offensive idéologique et économique déclenchée contre la révolution bolivarienne mise en place par H. Chavez en 1998.
L’ouvrage est à la fois émouvant et passionnant. Emouvant parce qu’il s’ouvre sur la date du mardi 5 mars 2013, lorsque Caracas, tétanisée, apprend la mort de Hugo Chavez, emporté par la maladie alors que, moins de six mois auparavant, le 13 octobre 2012, il avait remporté une fois de plus le scrutin présidentiel et qu’il entamait, plein d’espoir, un nouveau mandat. Les premiers chapitres nous plongent dans ces années où l’Amérique latine semblait choisir avec détermination la voie du progrès social et de l’autodétermination : autour des funérailles de Chavez se rassemblaient, émus et solidaires, le président équatorien Rafael Correa, le bolivien Evo Morales, le nicaraguayen Daniel Ortega, le cubain Raul Castro, la brésilienne Dilma Rousseff et bien d’autres. Emouvant aussi parce que M. Lemoine, au fil de ses nombreux séjours au Venezuela, donne la parole au peuple des quartiers pauvres, ceux-là même qui, lors du bref coup d’état avorté du 11 avril 2002, avaient permis le rétablissement de l’état de droit et restitué son mandat au Comandante.
Mais l’ouvrage de M. Lemoine est également passionnant par la densité de la documentation qu’il a rassemblée. Dans le scénario de déstabilisation qu’il décrit, aucune date, aucun fait, aucune source, qu’elle émane du gouvernement ou des divers courants de l’opposition, ne lui ont échappé. L’ouvrage nous aide à comprendre comment s’articulent les principaux mouvements de l’opposition de droite à Nicolas Maduro, et révèle, si c’était nécessaire, tout le réseau de leurs accointances avec la bourgeoisie et le grand patronat vénézuéliens, les Etats-Unis et le milieu parfois glauque des riches exilés latino-américains de Miami. Quant aux dirigeants de ces mouvements, M. Lemoine en livre un portrait très documenté et haut en couleurs, même si souvent très nuancé. Si certains d’entre eux se montrent relativement respectueux des règles démocratiques, beaucoup se comportent en réalité comme d’authentiques forbans, obnubilés par leurs propres intérêts et prêts à toutes les manigances pour abattre le gouvernement bolivarien. En outre, ce qui domine dans cette description des mouvements et partis anti-chavistes, c’est l’impression qu’ils naviguent dans un chaos idéologique complet, sans véritables projets politiques structurés, avec pour seule obsession la fin du chavisme et du système économique socialiste qu’il s’est efforcé de mettre en place. Pour atteindre cet objectif, tous les coups sont permis : déstabilisation économique par l’évaporation mafieuse de biens de première nécessité ou la disparition de devises, violence organisée (voir le chapitre consacré aux « guarimbas », ces barricades constituées de matériaux hétéroclites, érigées par des groupes violents et qui ont longtemps paralysé plusieurs quartiers de Caracas), boycott des élections qui permet, après coup, de contester leur légitimité, appel aux sanctions ou à l’intervention militaire de la « communauté internationale », etc.
Dans sa description de ces années de tensions et de violence, M. Lemoine a inlassablement approfondi son enquête, et son ouvrage offre de nombreux outils qui permettent d’appréhender avec nuance la réalité sociale et politique du Venezuela. Il fournit notamment des informations particulièrement précieuses sur le fonctionnement des « colectivos » chavistes, ou sur les divers programmes de développement élaborés par le gouvernement, ou sur les causes des pénuries, ou encore sur le fonctionnement des institutions démocratiques qui tentent de sauvegarder, malgré les sabotages de l’opposition, le fonctionnement de l’état de droit et le respect de la constitution, autant de chapitres qu’il serait trop long de synthétiser ici.
Mais ce que M. Lemoine met particulièrement en évidence dans son ouvrage, c’est l’attitude stupéfiante de la presse internationale et de ses soi-disant experts, unanimement hostiles au gouvernement de N. Maduro et favorables aux dirigeants de l’opposition. Se contentant généralement de recopier les articles de la presse de droite latino-américaine, les communiqués de l’opposition vénézuélienne ou les tweets de la Maison Blanche, journaux et médias européens se singularisent surtout par une profonde paresse journalistique, et une incapacité alarmante à pratiquer ce qui devrait faire l’essence de la profession : l’investigation, le décryptage et la recherche de la vérité. Il est à espérer que le livre de M. Lemoine, par la richesse de ses analyses, pourra apporter un peu de lucidité au sein de cette sinistre entreprise de formatage de l’opinion publique.
[1] Montreuil, Le Temps des Cerises, 2019-536 pp. 22 €.
[2]Voir M. Lemoine, Les enfants cachés du Général Pinochet. Précis de coups d’état modernes et autres tentatives de déstabilisation, Paris, Editions Don Quichotte, 2015.