Samuel LEGROS, chargé de recherche de la CNAPD : "Le terrain belge est depuis longtemps réceptif aux ingérences U.S."

La Coordination Nationale d'Action et pour la Paix et la Démocratie (CNAPD) est un organisme dont la raison d'être est de promouvoir la défense de la paix, de la justice sociale et de la démocratie en Belgique et partout dans le monde. Elle estime que la paix n'est viable que si les rapports entre les gens, leurs communautés, leurs Etats, sont fondés sur des rapports d'égalité démocratiquement établis. Inutile donc de souligner l'importance de son rôle dans le monde d'aujourd'hui et en particulier dans un pays comme le nôtre qui est le siège officiel d'une organisation comme l'OTAN dont la nature même est de caractère agressif. C'est justement à la veille du sommet de cette organisation qui aura lieu dans notre capitale ces 11 et 12 juillet, que nous avons cru opportun d’interroger Samuel Legros, son chargé de recherche et de plaidoyer politique.
Le Drapeau Rouge : Chaque sommet de l'OTAN laisse une trace marquante. Lors de celui de 2014 à Newport et sur injonction du Président Obama, par ailleurs Prix Nobel de la Paix, injonction fut faite aux pays membres d'attribuer, au moins, l'équivalent du 2% de leur PIB aux dépenses militaires. Lors de celui de 2016 à Varsovie, l'OTAN a décidé d'installer des forces militaires dans les pays baltes et en Pologne et de développer et renforcer le système anti-missile. Au sommet du 2017 l'OTAN s'agrandit encore avec l'adhésion de Monténégro et décide qu’elle participera à la Coalition internationale contre l'Etat Islamique, manière de s'impliquer dans le conflit syrien. Où en sommes-nous dans la mise en œuvre de ces décisions et qu'attendez-vous du sommet actuel ?
Samuel Legros : Jusqu’à maintenant et depuis la dissolution du Pacte de Varsovie, les différents sommets de l’OTAN ont été autant d’occasions pour elle d’élargir son concept stratégique qui liste les menaces auxquelles l’alliance entend se prémunir ainsi que les moyens qu’elle entend mettre en place pour y arriver. Un concept stratégique toujours plus éloigné de ce pour quoi l’OTAN a été créée et de sa base légale, l’article 51 de la Charte des Nations unies. En mobilisant une définition abusive de la « défense » du territoire et de la « sécurité de la zone euro-atlantique », l’OTAN avance des motifs de plus en plus variés pour justifier, a priori, sa présence militaire mondiale. Nous n’attendons pas de changement majeur de ce côté-là.
En ce qui concerne les moyens, on peut noter la volonté, constatée lors des derniers sommets, de développer la déployabilité rapide de contingents de l’OTAN (volonté surtout amorcée lors du Sommet de Chicago de 2012), notamment via la NRF (la Nato Response Force), dont l’objectif est de remplir des « missions de sécurité collective ou de gestion de crises, sans limitation géographique d'intervention ». Le sommet de 2014 a ainsi prévu le triplement des effectifs de la NRF, passant de 13 000 à 40 000 soldats. Son délai de mobilisation varie de 5 à 30 jours (avec capacité de se maintenir entre 30 et 60 jours), bien loin évidemment du délai raisonnable pour permettre les débats nationaux sur la légitimité et la légalité du déploiement d’une telle force. Notez qu’en 2016, la Belgique mettait à la disposition de la NRF, plus de 1000 militaires, un bataillon des forces spéciales, 6 avions de combat F16, 2 hélicoptères et un chasseur de mine.
A notre avis et comme vous le soulignez, l’essentiel du sommet de juillet tournera autour de l’engagement pris par chaque État membre en 2014, de consacrer au minimum 2% de leur PIB aux dépenses militaires. La Belgique est manifestement en train de préparer son bulletin puisque le gouvernement actuel a déjà engagé plus de 4 milliards d’euros d’investissements en matériel militaire (hélicoptères, avion ravitailleur, drones, véhicules blindés, frégates, chasseurs de mine, etc). Et manifestement, Il espère aussi avancer sur le dossier du remplacement des F16 d’ici au sommet.
Le DR.- L'agence Belga informe que, ce 1er juin, Kay Bailey, ambassadrice américaine auprès de l'Otan, s'est permis de conseiller à la Belgique de " dépenser plus en armements" faisant allusion notamment au projet d'achat d’avions de chasse américain F35. Geste devenu courant de la diplomatie américaine, dans le but de favoriser leur industrie de l'armement. Intromission grossière qui s'ajoute à la lettre que le Général J. Mattis, ministre de la Défense des Etats-Unis, a envoyée début janvier à son confrère belge Vandeput lui recommandant ouvertement le même avion. Ne pensez-vous pas que ce sommet sera l'occasion d’imposer à notre gouvernement la proposition de l’avionneur américain Lockheed Martin ?
S.L.- En tant que tel, je ne pense pas. Le terrain belge est depuis longtemps réceptif à ces intromissions. L’armée belge, et un large spectre politique en Belgique, a toujours marqué sa préférence pour l’avion de Lockheed Martin. L’évolution du dossier de remplacement des F16 n’a cessé de le mettre en lumière. Les biais ont même été dénoncés par un autre constructeur américain (boeing), avant qu’il se retire de la course.
Par contre, s’il devait y avoir une évolution dans le dossier du remplacement des F16 de l’armée belge avant la prochaine campagne électorale, c’est probablement dans le cadre du sommet de l’OTAN qu’elle sera annoncée.
Le DR.- Si à ces pressions s'ajoute le rapport, délibérément caché, de l'avionneur américain informant qu'en fait il n'y avait aucune urgence de remplacer les actuels avions F-16, ne croyez-vous que nous sommes devant un véritable scandale d’Etat ?
S.L.- Oui. Sans pouvoir malheureusement pointer le lieu véritable du scandale (le cabinet du ministre de la « défense » ? l’armée ?). Le seul point qui n’a que rarement fait débat sur la place publique, c’est bien le « fait » qu’il faille remplacer les F16. C’est cette question-là qui a été kidnappée au mois d’avril dernier, avec les moyens que le gouvernement a mis en place pour biaiser les débats parlementaires. En toute impunité d’ailleurs, puisqu’aucune responsabilité politique n’a été prise.
Le DR.- Ne croyez-vous pas que cette affaire mérite une très large mobilisation de l'opinion publique pour faire opposition à ce projet néfaste ? Où en êtes-vous dans vos contacts avec le monde syndical, politique, associatif, de la jeunesse ?
S.L.- Nous avons créé une plateforme nationale « Pas d’avions de chasse – Geen gevechtsvliegtuigen », au lendemain de la formation du gouvernement de Charles Michel. A ce moment, la très grande majorité des partis politiques, dans la majorité et dans l’opposition, étaient en faveur du remplacement.
Aujourd’hui, 133 associations composent la plateforme. Elles sont actives dans tous les secteurs associatifs en Belgique. Jusqu’à maintenant, par contre, nous n’avons toujours pas réussi à être soutenus par les syndicats nationaux malgré plusieurs tentatives.
La plateforme a proposé de nombreuses initiatives de mobilisation, dont une manifestation nationale en avril 2016 et une pétition qui a récolté 37.000 signatures. Celle-ci a notamment été envoyée au Premier ministre. Il n’a même pas accusé réception.
Le DR.- On entend, y compris dans les forces progressistes, des arguments de nature technique et/ou économique contestant l'achat des F-35. Ne croyez-vous pas que le refus de cet achat doit être surtout d'ordre politique ? Le rejet d'une politique internationale militariste dépendante des intérêts et pratiques des industries de l'armement bien plus que sur les logiques de négociations et compromis ?
S.L.- Dans le meilleur des mondes, oui. Mais je pense qu’il faut être conscient de la manière dont le discours se structure et se perpétue sur la question.
A mon avis, on peut constater une forme de consentement tacite en Belgique vis-à-vis des différentes interventions de nos F16 à l’étranger et sur l’engagement militaire de la Belgique en général. En tout cas pas une opposition. Il faut donc pouvoir attirer l’attention du plus grand nombre avec des arguments qui touchent directement la réalité vécue. Faire la comparaison entre le montant de ces investissements et les coupes budgétaires drastiques qui sont opérées dans tous les autres services publics, comme le fait la plateforme « pas d’avions de chasse », permet, par son caractère presque surréaliste, d’élargir la mobilisation contre ce remplacement et d’introduire la question de la conduite guerrière des relations internationales.
Cela étant, pour nous, ces arguments économiques sont avant tout des arguments politiques. Si l’on veut travailler à la paix et à la stabilité (ce que le gouvernement prétend toujours faire quand il intervient militairement…), il faut lutter contre les causes de la violence, et certainement pas travailler à aggraver les conséquences. Les causes de la violence sont à chercher dans l’exclusion, dans le manque de dignité, dans l’absence de droit, dans l’absence d’État. C’est le sens de l’adage historique du mouvement de la paix, « désarmer pour développer ».
La CNAPD reste très attentive et mobilisée contre le poids toujours plus grandissant du complexe militaro-industriel. C’est par exemple très clair dans les développements récents de la politique européenne de sécurité et de défense commune (PESD).
Le DR.- Fin avril, la France, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, bombardaient des centres de fabrication de produits chimiques en Syrie comme punition de l'attaque aux armes chimiques prétendument menée par l'armée syrienne. Aucun parlement de ces pays ne fut consulté pour une telle opération guerrière et ladite "punition" eut lieu sans avoir le moindre commencement de preuve des responsabilités du pays agressé. Le président Macron a justifié par après cette intervention disant qu'elle fut le fait de la "communauté internationale". Ne pensez-vous pas que nous sommes face à un abus de langage et que trois individus ne font pas la "communauté internationale" ?
S.L.- C’est évident. Sauf à dire qu’il existe plusieurs communautés internationales.
La communauté internationale est celle qui garantit et promeut le droit international et le multilatéralisme. Ici, ces trois pays font fi des mécanismes multilatéraux de résolution des conflits. La même chose peut être observée dans les obstacles qui sont mis au travail de l’Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) depuis la première attaque chimique en Syrie.
Plus généralement, on constate de plus en plus un défaut de diplomatie dans la conduite des relations internationales. Celle-ci n’étant plus envisagée dans un objectif de règlement des différends et des conflits, mais de plus en plus comme un moyen pour exprimer les divergences, comme première étape dans une escalade vers davantage de conflictualité. Pensons par exemple, à la fermeture précoce de l’ambassade de Belgique à Damas, mais aussi au non-respect des pourparlers entre Mouammar Kadhafi et l’Union africaine, à la violation des accords politiques yéménites précédant l’intervention militaire dirigé par l’Arabie saoudite, ou encore, plus récemment, aux multiples renvois de diplomates suite à l’empoisonnement d’un espion russe en Angleterre ou le retrait américain de l’accord nucléaire avec l’Iran.
Le DR.- On pourrait ajouter qu’il s’agit d’un abus de procédure car normalement les punitions doivent suivre les preuves et non pas les précéder...
S.L.- Et les punitions doivent être conformes au droit international. Sans cela, on ne peut s’indigner de ce que les autres fassent la même chose. Il faut aussi que ces « punitions » soient rendues par les institutions qui ont la légitimité pour le faire.
Le DR.- Au-delà du dossier des avions, et des frappes à l'emporte pièce, il y a le comportement criminellement répressif du gouvernement israélien vis-à-vis des populations palestiniennes. Quelle est la position de la CNAPD à ce sujet ?
S.L.- Le travail de la CNAPD consiste surtout dans le soutien qu’on peut donner, notamment, à l’une de nos associations membres, l’Association belgo-palestinienne. Cela étant, nous prenons position et mobilisons régulièrement sur la question.
La CNAPD soutient indéfectiblement le droit à l’autodétermination du peuple palestinien. Elle appelle à une paix juste et durable entre ces deux pays, sur base des frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale de la Palestine. Nous appelons évidemment à la fin du blocus inhumain sur Gaza, où une population tente de survivre à l’étranglement (nous avons notamment une animation sur la question effrayante de l’eau) et nous condamnons fréquemment l’impunité dont jouit Israël, dans sa colonisation rampante de la Cisjordanie ou quand elle détruit des bâtiments dont la construction est financée par la coopération technique belge… La CNAPD soutient la campagne internationale « Boycott Désinvestissement Sanctions » et la campagne belge « Made in illegality » qui appelle la Belgique à stopper ses relations économiques avec les colonies israéliennes.
Et permettez-moi d’ajouter que la CNAPD soutient aussi une autre lutte pour l’auto-détermination et de décolonisation qui mériterait toute l’attention médiatique : celle du Sahara Occidental.
Propos recueillis par Vladimir Caller