Geoffrey Goblet : Sortir de la crise ? Sortir du capitalisme !
Dans notre édition de mai-juin 2016, le Drapeau rouge se réjouissait d'avoir comme invité le regretté Marc Goblet, alors secrétaire général de la FGTB. Cinq ans après, c'est son fils Geoffrey, secrétaire de la FGTB au niveau fédéral, que notre journal accueille dans ses pages. Ce dernier, gradué en communication, a commencé son activité à la FGTB au début des années 2000, en rédigeant des articles dans la presse syndicale. Puis, avec le tournant numérique de la communication, il s'est occupé du développement de sites web pour mieux accompagner les luttes syndicales. Comme son père, il associe l'engagement syndical à la solidarité internationaliste, en animant des initiatives contre la répression de mouvements syndicaux, notamment en Amérique latine. Notre journal a voulu en savoir plus sur ses positions concernant l'actualité syndicale du pays et pas seulement, comme vous pourrez le voir en lisant cet entretien.
Le Drapeau Rouge .- Nous constatons que le patronat et la gouvernement persistent dans leur politique d'intimidation des mouvements sociaux et en particulier syndicaux; le récent procès en appel à Liège vient d'en donner la preuve. Nous savons que la FGTB est, depuis toujours, très sensible à cette question. Que pouvez-vous nous dire à ce propos ?
Geoffrey Goblet .- … Il y a une volonté manifeste du patronat et de la droite de museler les organisations collectives et en particulier les syndicats. Par sa nature, le capital refuse les contre-pouvoirs qui visent à lui nuire.
Il y a d’une part les actions judiciaires comme le procès contre le président de la FGTB d’Anvers, Bruno Verlaeckt et dans l’actualité immédiate, celui contre les « 17 de Cheratte » à Liège où l’on a condamné les responsables syndicaux, dont le président de la FGTB, plus sévèrement que ceux qui n’ont pas de responsabilité au sein de l’appareil. Ils ont été condamnés pour le simple fait d’avoir été présents sur les lieux, sans responsabilité directe dans le blocage de l’autoroute. Ce 19 octobre 2021 est un jour noir pour l’ensemble des mouvements sociaux en Belgique. L’objectif est clair, laisser un semblant de liberté d’expression aux organisations syndicales mais les empêcher d’exercer un véritable rapport de forces avec des actions qui font mal au capital et forcent le patronat à négocier.
La réaction devra être à la hauteur de l’attaque. Il est de notre devoir de faire comprendre aux travailleurs que cette décision de justice met en péril leurs libertés et leur capacité à se rebeller contre les injustices. Des actions soutenues par un préavis de grève seront menées dans les prochaines semaines. Il est indispensable que les travailleurs comprennent les enjeux bien plus urgents et cruciaux qu’une augmentation de salaire. Car sans libertés syndicales, il n’y aura de toute façon pas d’augmentation de salaire.
D’autre part, on perçoit également les attaques ad hominem dont sont victimes les activistes, que cela soit au travers des médias traditionnels ou des réseaux sociaux. Aujourd’hui, dès qu’une personnalité devient la porte-voix des plus faibles face aux puissants, elle devient une cible sur laquelle la droite s’acharne avec une extrême violence, qui sera d’autant plus importante si la personnalité en question est une femme ou une personne racisée.
Nous sommes donc confrontés à deux types de violence, l’une judiciaire et l’autre, médiatique. Il est indispensable de nous mobiliser pour nos droits à la contestation et à l’action.
Le D.R.- ..et votre implication et vos initiatives ne se limitent pas à la Belgique..
G.G.- … Les attaques contre les syndicalistes et les atteintes aux libertés syndicales sont une réalité internationale. A la Centrale Générale, nous sommes très attentifs à ces questions depuis toujours. Pour vous donner un exemple, nous développons un projet de solidarité avec la Colombie depuis plus de 15 ans. Notre premier projet s’est développé sous la présidence d’Alvaro Uribe, une époque de recrudescence des assassinats de syndicalistes. En Colombie, ce sont des dizaines de syndicalistes qui sont assassinés chaque année; ce fut le cas récemment lors des manifestations massives comprenant des dizaines de milliers de personnes qui ont eu lieu à Cali lorsque le président Yvan Duque avait décidé des reformes fiscales visant à favoriser le patronat au détriment du pouvoir d'achat de la population. Face à la mobilisation populaire pacifique, Duque répondit avec une grande violence provoquant une trentaine de morts et plus de 900 blessés. Depuis 2016, dans ce pays, ont compte plus de 1200 leaders sociaux et signataires des accords de paix assassinés. Nous soutenons également les campagnes internationales de soutien aux activistes comme « defend the defenders ».
Plus récemment, nous nous sommes mobilisés pour dénoncer l’attaque des locaux de la CGIL (syndicat italien) par des groupes fascistes. Une action a eu lieu à Bruxelles et un délégation s’est rendue à la manifestation de soutien à Rome. La lutte contre l’extrême-droite est un des enjeux majeurs du mouvement ouvrier. Tant en Belgique qu’à l’étranger, nous devons redoubler l’intensité de notre discours anti-fasciste et nous mobiliser autant que nécessaire.
Le D.R.- -Alors que nos pays subissent depuis de nombreuses années les effets des politiques austéritaires imposées par l'Union européenne, la crise sanitaire a encore aggravé les conditions de travail et de vie des travailleurs et, cerise sur le gâteau, les prix de l'énergie s'envolent. Comment voyez-vous la sortie de crise ?
G.G.- Pendant la crise sanitaire, de nombreuses personnes se sont mises à imaginer « le monde d’après » au travers de cartes blanches. Beaucoup pensaient que le monde de l’après-corona serait différent et que cette crise serait l’occasion d’une prise de conscience collective pour un monde meilleur… La réalité est que le capitalisme est encore bien présent et continue à dicter sa loi. La crise sanitaire a dévoilé les carences dans notre système de soins de santé. Le définancement, les pénuries de main d’œuvre, le fonctionnement par piliers avec une mixité publique et privée des hôpitaux sont des facteurs ayant entrainé l’incapacité de faire face à la pandémie et la nécessité de confiner la population et mettre à l’arrêt de nombreux secteur économiques. Certes, notre système de sécurité sociale a amorti le choc pour les travailleurs grâce au chômage temporaire mais cela n’a pas empêché une paupérisation importante d’une grande partie d’entre eux. De plus, les aides se sont majoritairement orientées vers les entreprises et les indépendants, proportionnellement moins vers les salariés qui sont pourtant ceux qui contribuent le plus à la sécurité sociale tout au long de la vie.
La question de l’accessibilité aux vaccins au niveau mondial reste une préoccupation primordiale. On ne peut plus rester impuissants face aux intérêts des grands acteurs de la chimie qui décident, sans le moindre contrôle leurs politiques de production et commercialisation mues par leur seul soif de lucre. Sans une politique internationale remettant en cause les brevets des multinationales pharmaceutiques, comment gérera-t-on les prochaines pandémies ? Car prochaine pandémie, il y aura…
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à la hausse des prix de l’énergie, qui va à elle seule provoquer une inflation de la majorité des prix des biens de consommation. L’indexation automatique des salaires protège partiellement les salariés mais il ne fait aucun doute que le patronat va de nouveau remettre ce système en question et nous devrons être intraitables à ce sujet.
Nous défendons la réduction de la TVA à 6% pour le gaz et l’électricité. La TVA reste l’impôt le plus injuste car il n’est pas progressif. La proportion des dépenses énergétiques pour un ménage modeste est bien plus élevée que pour un ménage à hauts revenus même si ce dernier consomme plus. Réduire la TVA est avant tout une question de justice fiscale, pas une mesure favorable aux gros consommateurs comme parfois on peut penser à tort.
L’enjeu de la sortie de crise sera aussi européen et les organisations syndicales ont un rôle à y jouer. La crise financière de 2008 a démontré la faiblesse de la solidarité syndicale européenne. La faible solidarité exercée par les structures syndicales européennes autour des pays pointés du doigt ont démontré la carence de ces structures. Le mouvement syndical européen n’a pas été à la hauteur face aux agressions qu’ont subies la Grèce, l’Espagne, l’Italie, le Portugal et les autres. Chaque pays a dû se débrouiller seul face aux politiques d’austérité qui lui étaient imposées alors que les conditions étaient remplies pour un mouvement populaire défendant un projet de société solidaire pour lequel le mouvement syndical se devait d’être le fer de lance. Le résultat aujourd’hui est la montée du fascisme et le repli nationaliste dans tous les pays d’Europe. Les organisations syndicales qui appuient le concept de lutte des classes doivent s’unir pour défendre un projet social européen commun, soit en dehors, soit à côté de la CES.
4. Le D.R.- ..et sur le plan budgétaire, ne croyez vous pas qu'au lieu d'investir des sommes énormes dans des dépenses militaires (les avions F-35) et les guerres que l'OTAN et l'UE nous imposent, l'Etat devrait plutôt orienter ses dépenses vers des projets d'éducation, de santé.. Cela dit, une telle réorientation signifierait une modification de la politique extérieure du pays.
G.G.- Poser la question, c’est y répondre. En tant que syndicaliste socialiste et internationaliste, je suis avant tout pacifiste. C'est d'ailleurs une tradition du mouvement ouvrier; hélais un peu affaiblie ces derniers temps. Donc oui, les dépenses et investissements doivent avant tout s’orienter vers l’éducation, la santé et les services publics en général plutôt que d’engraisser les marchands de canons.
Le D.R.-..puisque vous parlez de "marchands de canons", que pensez-vous des campagnes contre la vente d'armements ou celles contre le développement des centrales nucléaires ? Comment vous positionnez-vous par rapport à ces campagnes alors que les syndicats ont pour vocation de défendre les travailleurs et donc l'emploi ?
G.G.- Je suis d’origine liégeoise, région où il y a une tradition et un savoir faire séculaire dans la fabrication d’armes. Région où l’on trouve également une centrale nucléaire. Ces questions sont donc des questions cruciales pour l’emploi et l’économie de la région. Mon point de vue est qu’il ne suffit pas de dire « il n’y a qu’à arrêter de produire des armes et fermer les centrales nucléaires ». Avec cette réponse, vous aurez toujours les syndicats liégeois face à vous et c’est leur rôle. Si je prends les travailleurs de la FN, ils font partie des travailleurs les mieux structurés et organisés syndicalement en Wallonie, si pas dans le pays. Ils ont de très bonnes conditions de travail grâce à leur poids syndical. Si vous dites demain qu’il faut fermer la FN pour des raisons éthiques et que vous les envoyez au chômage, ce sont des milliers de familles liégeoises qui vont plonger dans la pauvreté, pareil pour les travailleurs de Tihange. Si reconversion, il doit y avoir, il faut prendre en compte les travailleurs concernés en leur garantissant le maintien de l’emploi et de leurs conditions de travail dans des filières avec une perspective d’avenir tant pour les travailleurs actuels que pour les générations futures.
Le D.R.- Plus généralement, quelle est votre position sur la question environnementale et les dérèglements climatiques ?
G.G.- C’est l’enjeu majeur du moment. Régler la question climatique et sauver notre planète, si tant est que cela soit encore possible, ne se fera qu’en sortant du capitalisme. Il faut selon moi d’abord reprendre le contrôle public sur l’énergie, sa production et sa distribution, avec des plans d’investissements massifs de production d’énergie verte qui nous permettent aussi d’être autonomes énergétiquement. Il faut ensuite un contrôle public sur l’utilisation des ressources. A ce propos, il me semble également important résister aux campagnes et philosophies consuméristes très souvent colportées par les médias sous l'influence de puissantes entreprises de marketing. L’être humain ne peut continuer à dépenser plus de ressources que ce que la planète ne peut fournir.
D’autre part, il faut arrêter de voir la croissance comme la solution à l’emploi et la répartition des richesses. Au travers d’une juste fiscalité et de la réduction collective du temps de travail, on pourra mieux répartir les richesses produites sans mettre en péril la planète.
Le D.R.- et sur les nouvelles modalités de travail ? (plate-formes, robotisation, télétravail, ubérisation).. ?
G.G.- S’opposer au progrès technique est un combat vain et sans perspectives. Le souci dans notre société est que le progrès technique ne se conçoit pas pour améliorer la condition humaine mais pour maximaliser les profits, parfois en asservissant l’être humain. Ceux à qui profitent les nouvelles technologies sont ceux qui les conçoivent et ceux qui les détiennent au détriment de tous les autres par des pertes d’emploi, la précarisation et la dégradation des conditions de travail… Une fois de plus, la solution est dans la réappropriation collective, les technologies doivent être au service du bien commun et non des profits de quelques-uns.
Face aux économies de plateforme, la vigilance est de mise. D’une part, il faut éviter le dumping social que peuvent créer ces plateformes qui mettent en péril les salaires et les conditions de travail de secteurs existants. D’autre part, il faut organiser syndicalement les travailleurs de ces plateformes avec pour premier combat la reconnaissance de leur statut comme statut de salarié. Il n’est pas question pour la FGTB de créer un statut hybride entre salarié et indépendant. Car si effectivement, les travail de plateformes a des aspects qui relèvent du statut d’indépendant : le travailleur choisit quand il se connecte et travaille, il a également beaucoup d’aspects relevant du travail salarié : c’est la plateforme qui donne du travail et c’est la plateforme qui fixe le prix. Pour la FGTB, les travailleurs de plateformes doivent donc être reconnus comme des salariés et être traités comme tels dans le respect du droit du travail et des obligations des employeurs.
Le D.R.- Certains pays européens comme l'Angleterre et la Belgique ont la tradition d'associer leurs centrales syndicales à un parti politique. C'est le cas, chez nous, entre le Parti socialiste et la FGTB. Depuis notamment, nous semble t-il, les prises de position de Daniel Piron, cette dernière commence à vouloir réviser ce genre d'association. Où en êtes-vous à ce sujet ?
G.G.- La FGTB est indépendante de tout parti politique, que cela soit vis-à-vis du PS ou de tout autre parti. Il y a des liens historiques avec le PS qui datent de la création du POB et ses commission syndicales, puis plus tard dans ce que l’on appelle l’action commune socialiste où l’on retrouve aussi les mutualités. Ces liens sont avant tout des lieux de partage et de discussion où chacun apporte ses priorités et ses réalités en totale autonomie. En tant que syndicat, nous avons besoin de relais pour transformer les revendications des travailleurs en lois. D’une manière pragmatique, je m’inscris dans les appels à l’unité de la gauche, comme ceux formulés par Thierry Bodson lorsqu’il était secrétaire général de l’interrégionale wallonne de la FGTB. Nous avons besoin que les partis qui prétendent défendre les revendications des travailleurs fassent fi de leurs différences et s’unissent pour transformer les revendications de la rue en réalité. On le vit encore aujourd’hui avec les gouvernements aux différents niveaux de pouvoir : lorsque la gauche se divise, c’est la droite qui gouverne.