Faut-il recycler les anciens flics en chômage ?
L’Argentine a longtemps vécu sous la menace d’un coup d’Etat militaire. Ainsi, de 1930 à 1983, sur trente-deux présidents, dix-huit étaient militaires. Dans une telle situation d'alternance, une partie des membres de la police en fonction lors d'une période de dictature militaire sont forcément « récupérés » par le régime civil suivant. C'est ce genre de situation et les dérives qu'il engendre que nous raconte El Clan, un film argentin de Pablo Trapero.
Nous sommes en 1983, la junte issue de la dictature instaurée en 1976 par le coup d’État de Jorge Videla doit remettre le pouvoir aux civils après la désastreuse guerre des Malouines déclarée à l’Angleterre de Margaret Thatcher dans le but de créer une diversion pour masquer la faillite économique du modèle néo-libéral mis en place par les militaires avec la complicité des élites économiques du pays. Les crimes de la junte militaire argentine éclatent alors aux yeux du monde : des millions d'Argentins exilés et, surtout, plusieurs dizaines de milliers de desaparecidos, torturés puis exécutés clandestinement (les tristement célèbres vols de la mort au-dessus de l'océan).
Dans les premiers jours de son mandat, le nouveau président, Raúl Alfonsín, engage des poursuites contre les neuf dirigeants des juntes militaires qui ont occupé le pouvoir. Les principaux responsables de violations des droits de l'Homme durant le régime militaire sont jugés et condamnés. Malheureusement, devant la menace d’un nouveau coup d’État, Alfonsín est obligé de signer les lois de « Punto Final » et d’ « Obediencia Debida » mettant un terme aux poursuites contre les militaires. Les condamnés seront finalement amnistiés par son successeur, Carlos Menem.
Le retour de la démocratie va livrer au chômage une partie des zélés serviteurs de la dictature. Imaginez que certains décident de valoriser leur savoir-faire et de continuer « dans le privé » leurs activités patriotiques. Seule différence : ce ne seraient plus des militants qui seraient enlevés, mais de riches bourgeois dont les familles seraient susceptibles de verser un million de dollars de rançon. Il suffisait d'y penser.
À présent, cessez d'imaginer. Je viens de vous résumer une affaire criminelle authentique qui eut pour cadre l'Argentine des années 1982-1985 et qui fit les gros titres de la presse. À partir du récit judiciaire, le réalisateur Pablo Trapero tente de reconstituer la vie privée d'un ancien membre de la police secrète de la junte forcé de survivre dans la nouvelle démocratie. El Clan nous raconte, sans tomber dans la caricature, une histoire tout à fait vraisemblable. Bien intégré dans un quartier cossu de Buenos Aires, un père de famille exemplaire continue à mener la même petite existence bourgeoise. Il s'applique à faire répéter à ses filles règles de grammaire et tables de multiplication. Chaque soir, avant le repas familial, il dit le Benedicite. Quant aux otages, ils sont « hébergés » dans une cave de la maison familiale et nourris fort civilement « comme à la maison » par sa femme qui leur mijote de bons petits plats jusqu'à la perception de la rançon. La libération est le moment le plus délicat de l'aventure mais pas le plus neuf, comparé au modes d'action anciens. Qu'un otage risque de le reconnaître et donc de le dénoncer, il est immédiatement exécuté et enterré très discrètement « comme au bon vieux temps ». De temps à autre, des rumeurs désobligeantes obligent ses anciens collègues de la police à enquêter sur ses activités, mais tout s'arrange jusqu'à présent grâce à un mystérieux Commodore.
Cette charmante existence pourrait se poursuivre si le fils voulait bien continuer à prendre sa part dans l'entreprise. Et, bien entendu, c'est là que ça coince. Ce charmant garçon est une vedette de rugby. Il possède un magasin de sport, cadeau de papa. Il voudrait s'affranchir de ses obligations familiales après la mort d'un copain, fils d'un riche bourgeois enlevé et, malheureusement, exécuté par la famille. Le père tente bien de récupérer un autre fils émigré en Australie mais, visiblement, les temps changent. Pour preuve, son protecteur occulte, le mystérieux Commodore, est en train de le lâcher.
L'Argentine serait-elle vraiment entrée dans une nouvelle ère de démocratie ? Notre patriarche inventif ferait-il partie des vestiges gênants d'une période qu'à présent tout le monde veut oublier ? Il passera en justice, de même que la plupart des autres membres de la famille et utilisera ses années de prison à étudier le droit, ce qui lui permettra d'exercer en tant qu'avocat pendant quelques années à sa sortie.
La fiction, en l'occurrence le film de Pablo Trapero, dépasse-t-elle la réalité ? On est, en tous cas, très loin d'une simple comédie. Ce fut l'avis des jurés qui décernèrent à El Clan le prix de la mise en scène au récent Festival de Venise. Ajoutons, pour notre part, une mention spéciale à Guillermo Francella, un acteur fascinant sur les épaules duquel repose le poids (et la crédibilité) du héros principal.