"Pas pleurer"
Dans ce roman, l'auteure entrelace la voix exaltée d'une femme et celle de plus en plus révoltée de Georges Bernanos à propos de la "Guerre d'Espagne". Au soir d’une longue vie, Montse, mère de la narratrice, n'a plus de mémoire mais se remémore pourtant ce bel été 1936. Elle venait d’échapper à une existence servile. Elle était allée solliciter une affectation de bonne auprès des Burgos, de riches propriétaires qui régnaient sur leur immense hacienda. Jaime Burgos l'avait toisée : «Elle a l’air bien modeste! » et l'avait engagée.
« L’air bien modeste! » C’en était trop! Jamais elle n’accepterait ce rôle de bonniche docile. Jamais de la vie! Même s'il fallait renoncer à être logée, nourrie, blanchie et payée des clopinettes. En réalité, Montse n’avait jamais été bonne chez les Burgos. La guerre civile avait éclaté le lendemain. Paradoxalement, cet événement était tombé à point nommé, lui épargnant cet asservissement. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle allait mettre ses loisirs à profit.
Quand son frère José revient de Lérima où depuis ses 14 ans, il travaille comme journalier à la cueillette des amandes en mai, des noisettes en septembre et des olives l’hiver, elle constate que cette année, il s’est enrichi de lectures et de fréquentations. Proudhon, Bakounine l’ont ouvert à un monde nouveau où les terres seront collectivisées, la propriété abolie, l’argent supprimé, les richesses réparties équitablement… À sa sœur, il évoque un monde où personne ne sera jamais ni le servant ni la propriété de quelqu’un d’autre. Montse boit ses paroles, conforte sa position en se gargarisant de mots nouveaux qui anéantissent « elle a l’air bien modeste » : révolution, liberté, fraternité, communauté…
Ici s’ouvre la plus belle période de sa vie. L’adolescente découvre le bonheur de s’installer dans un café ou au cinéma. Elle vit des moments euphoriques et le formidable rêve qu’ils suscitent. Une brève liaison avec André Malraux la rend mère d’une petite fille, Lunita. En contrepoint à l’exaltation de la jeune fille, s'écrit le récit de Georges Bernanos. Au moment où la guerre éclate, l’écrivain quitte la France pour s’installer à Majorque où les conditions financières lui sont plus favorables. Catholique fervent, monarchiste convaincu, pendant les premiers mois qui suivent son arrivée sur l’île, il rallie la droite nationaliste. Il révise sa position lorsqu’il constate la brutalité des forces nationalistes et leurs exactions. La complicité de l’Église espagnole le révulse. Le clergé n’hésite pas à accorder son absolution aux criminels franquistes au nom de la lutte contre l’athéisme et le bolchevisme. L’archevêque de Palma bénit les avions fascistes prêts à décoller pour semer la mort parmi des innocents. Bien vite, rompant avec son ancienne famille politique, en particulier l’Action française, il embrasse la République et rédige "Les Grands Cimetières sous la lune" un violent pamphlet antifranquiste qui aura un grand retentissement lors de sa publication, en 1938.
Pendant ce temps, la jeune adolescente, acquise à l’engagement de son frère José, amoureuse du père de sa fille qui a rejoint les Républicains, doit se résoudre à épouser Diego, fils adoptif de la famille Burgos qui est devenu un communiste convaincu, partisan d’une gauche organisée sur le modèle soviétique. Comme stalinien, il est devenu l’ennemi juré de José, son anarchiste de beau-frère. Montse déçue par la défaite de la république, fuit la dictature pour s’exiler en France. Le 24 avril 1939, le pape Pie XII nouvellement élu se fend de cette déclaration à propos de la victoire des franquistes : « C'est avec une joie immense que nous nous tournons vers vous, très chers fils de la très catholique Espagne, pour vous exprimer nos félicitations personnelles en raison du don de la paix et de la victoire dont Dieu a couronné l'héroïsme de votre foi et de votre charité »
Le titre du livre de Lydie Salvayre Pas pleurer fait référence à son dernier souvenir: l’injonction que Montse adresse à sa fille Lunita âgée de 2 ans, sur la longue route de l’exil, en proie au froid et à la faim, sous les bombardements fascistes et dans le dénuement le plus total, elle répète inlassablement : «Pas pleurer!». Montse est maintenant une très vieille dame qui a gardé intacts les souvenirs des deux années de vie de la République espagnole même si la maladie d’Alzheimer a en revanche gommé tout le reste de sa mémoire. L’auteure enrichit son texte en transcrivant le langage de sa mère: un français mâtiné d’hispanismes. Une évocation de la guerre d'Espagne à lire sans tarder à l'heure où la dépouille de Franco devrait quitter cette enclave fasciste dénommée "Vallée des morts".